Denis Margot, président de Eolyss, avec la collaboration de David Bolduc, directeur général de l’Alliance verte, et de Mathieu Saint-Pierre, Président-directeur général de la Société de développement économique du Saint-Laurent (SODES), dresse le portrait actuel de la relation entre le milieu maritime et la bourse du carbone.
L’OMI et les changements climatiques
L’effet de serre est un phénomène naturel provoqué par certains gaz atmosphériques qui retiennent une partie de la chaleur reçue du Soleil et préservent la Terre de subir des températures frigorifiques.¹ Sans ce phénomène, la température moyenne serait de -18°C au lieu de +15°C et il est vraisemblable qu’aucune vie évoluée n’aurait pu se développer sur Terre. Il s’agit donc d’un phénomène bénéfique dont on ne pourrait se passer. Pour autant, l’activité industrielle humaine est en train de perturber cet équilibre et menace de modifier la concentration des gaz atmosphériques au-delà d’un seuil pouvant provoquer des changements irréversibles sur le climat de la planète.
L’Organisation Maritime Internationale (OMI) fixe ainsi son objectif : réduction de 50% de l’empreinte carbone de l’industrie maritime en 2050 par rapport à 2008, pour atteindre 100% en 2100. Compte tenu de la croissance attendue du transport maritime, cela signifie qu’à l’horizon 2050, les navires devront être près de 75% plus efficaces sur le front des GES qu’en 2008.
L’objectif étant fixé, il ne reste plus qu’à définir les moyens et les outils pour y parvenir. Parmi ceux-ci, la financiarisation des GES, le marché du carbone, s’impose peu à peu à travers le monde, et plus particulièrement en Europe.
Le marché du carbone
Le principe du marché du carbone est le suivant : un état, ou une structure étatique détermine un quota d’émission de GES aux acteurs économiques d’un secteur d’activité, quota réévalué chaque année et revu à la baisse afin d’atteindre les objectifs de réduction de GES. Si un acteur ne respecte pas ce quota et émet, par exemple, 1000 t de GES de plus qu’autorisées, il devra acheter des crédits carbone auprès d’acteurs plus performants ayant émis moins de GES que prévu. Ainsi, ce système encourage les entreprises à innover et à rechercher des solutions de plus en plus efficaces et de moins en moins émettrices de GES en leur octroyant des instruments financiers qu’elles pourront négocier dans une bourse dédiée à ce type de produits. Le prix de la tonne de carbone, unité de base de ce système, est de l’ordre de 20 à 25 CAN$ en 2021 (un peu plus en Europe) et est en partie guidé par les autorités (par le biais des pénalités infligées aux acteurs excédant leurs quotas). Un consensus semble se dégager pour que le prix de la tonne de GES soit autour de 100 à 150 CAN$ en 2030.
Marché carbone et marine marchande
Un des grands absents de ce système d’échange de crédits carbone est le secteur du transport maritime, un acteur émettant pourtant à lui seul davantage de GES que l’Allemagne et la France réunies et dont les perspectives d’émissions, si rien n’est fait, affichent une solide croissance.² Cette absence n’est pas le signe d’un refus de se plier aux règles, mais bien davantage de la situation particulière de cette activité qui est, par essence, un acteur mondial, navigant principalement en eaux internationales où aucune entité n’a véritablement autorité à imposer sa loi.
Malgré les obstacles législatifs évoqués ci-dessus, des initiatives émergent pour inclure l’industrie du transport maritime dans le marché carbone.
- Prélude à une étape plus contraignante, l’Union Européenne (UE) impose depuis le 1er janvier 2018 à tous les navires commerçant avec un port européen de déclarer ses émissions GES.
- Cette même Europe est en train de mettre sur pied un mécanisme d’échange de crédits carbone incluant la marine marchande pour lequel l’étape législative pourrait être franchie assez rapidement (2021 ?).
- Le système de plafonnement et d’échanges de droits d’émission de GES (SPEDE) au Québec évalue actuellement la possibilité d’inclure le secteur maritime dans ses mécanismes transactionnels.
L’Alliance verte souligne que plusieurs compagnies qui acceptent déjà de dépasser les exigences réglementaires dans le cadre de son programme de certification environnementale volontaire pourraient voir d’un bon œil un marché du carbone, qui constitue un outil incitatif intéressant dans la mesure où il favorise l’innovation technologique et récompense les compagnies les plus performantes. L’Alliance verte insiste cependant sur le grand nombre de modalités restant à définir et sur la nécessité d’adopter ce système à grande échelle en Amérique du Nord étant donné l’intégration économique du Canada et des États-Unis.
La SODES, favorable dans le principe, exprime toutefois des réserves quant aux activités visées, aux types de navires concernés et aux voyages admissibles. Elle demande aussi de connaître et de prendre en compte le potentiel de réduction de GES ainsi que l’impact financier pour les acteurs impliqués.
Il est ainsi prévisible que le marché du carbone soit accessible à l’industrie maritime, au moins localement dans un premier temps, puis qu’il se généralisera dans un avenir plus ou moins rapproché. Ceci signifie que les armateurs assujettis à ces nouvelles règles (c’est-à-dire commerçant dans un bassin géographique où un tel mécanisme sera effectif) auront l’obligation de se soumettre à un nouveau type de contraintes, pourront bénéficier financièrement de crédits carbone si leurs navires sont performants, ou devront sortir leurs carnets de chèques dans le cas contraire.
Bien que les règles ne soient encore pas définies, on peut esquisser un modèle s’inspirant des pratiques actuelles et stipuler que :
- Tous les navires commerçant avec l’entité géopolitique seront impactés et devront répondre de leurs émissions.
- Une couche administrative correspondant à la déclaration des GES et à leur vérification va s’ajouter aux contraintes administratives existantes.3
- Le mouvement vers des navires moins émetteurs de GES aura un coût pour les armateurs dont il est difficile de deviner l’ampleur, mais il peut aussi représenter une source de revenus pour les armateurs proactifs.
- De gros efforts de R&D devront être faits pour proposer des solutions bas carbone qui n’existent pas aujourd’hui.
- Des fonds dédiés à la transition vers les objectifs de décarbonation affichés par l’OMI seront éventuellement mis en place afin d’aider les armateurs à franchir l’obstacle de la décarbonation.
Marché du Carbone : Êtes-vous prêt ?
Il reste un certain temps pour que les armateurs puissent s’adapter à cette nouvelle réalité. La profession est ambivalente face à cette évolution. Des efforts importants devront être fournis par les armateurs pour chacun de leurs navires et les impacts, positifs ou négatifs, sont largement inconnus. On peut cependant esquisser un fil directeur qui permettra d’y voir plus clair.
La notion de référence est essentielle pour étalonner un navire (comme d’ailleurs pour toute entité apte à figurer dans le marché du carbone). Comparons alors deux navires similaires d’un même armateur en fonction des données réelles de consommation et d’émissions GES avec une référence qu’il reste à déterminer mais dont on peut suggérer quelques pistes. Pour ce faire, on suppose deux navires identiques sur un même trajet que l’on compare à un navire référence pour lequel les émissions sont moyennées au cours de ce trajet.
Sur l’exemple ci-dessus, le navire 1 est visiblement moins performant et émet un excès de GES par rapport à la référence. En revanche, le navire 2 s’avère plus performant et va contribuer à générer des crédits carbone. Le différentiel entre ces deux navires va permettre de dresser le tableau de crédits GES.
L’exemple à gauche montre un bilan favorable en dégageant 60 t de crédits carbone aptes à être négociés sur le marché.
En faisant ce travail sur toutes les destinations candidates, il est alors possible de dresser le bilan carbone d’un armateur selon une table similaire à celle-ci :
Avec des données dûment établies, vérifiées et certifiées, cet exemple montre que cet armateur serait potentiellement en droit de réclamer le bénéfice financier équivalent à 18546 t de GES, soit environ 400 CAN k$ au tarif 2020.
Pour ce qui concerne la référence, rien n’est encore figé sur ce qu’elle sera, mais une première question pourrait être : « si l’armateur ci-dessus utilisait un navire de référence au lieu du navire #1, quelles seraient les émissions de GES de ce navire » ? Une réponse à cette question pourrait provenir de l’OMI qui publie régulièrement des études sur les émissions GES par types et classes de navires.4 On y apprend alors qu’un vraquier dans la classe 10000-35000 t produit X g de GES par t.km, coefficient qu’il est ensuite possible d’appliquer au trajet considéré et d’en déduire que cette référence mondiale aurait généré 752,4 t de GES dans les conditions de trajet du navire # 1. Cette émission peut alors être comparée à ce qu’a réellement émis le navire # 1, puis, en généralisant ce processus, à l’ensemble de la flotte de l’armateur.
Une question importante à examiner en profondeur sera d’évaluer à quel point les coefficients de l’OMI, qui tendent à favoriser les plus grands navires sur les plus longues routes commerciales, peuvent servir de référence pour le trafic maritime de la région Saint-Laurent Grands Lacs, caractérisé par de plus petits navires qui naviguent sur de plus courtes distances.
Conclusion
L’avènement du marché du carbone pour l’industrie maritime est très probable, bien qu’il soit difficile de pouvoir fixer une date précise. L’Europe sera très vraisemblablement le 1er marché avec des règles et conditions inconnues à l’heure actuelle.5 Si ce marché a le pouvoir de galvaniser les réductions de GES en maniant la carotte et le bâton pour les bons et les moins bons joueurs, il est certain que l’impact sur les acteurs du transport maritime, et en premier lieu les armateurs, sera important. Il y aura des gagnants et des perdants. Ceux qui auront su anticiper les nouvelles contraintes et changements nécessaires pour s’adapter à ce nouveau paradigme seront en bonne position pour tirer avantage de ce système et renforcer leur position dans ce marché concurrentiel.
Notes
1La liste officielle inclut le dioxyde de carbone (CO2) qui est le plus abondant, mais on compte aussi la vapeur d’eau, le méthane, le protoxyde d’azote (N2O), ainsi que plusieurs hydrocarbures fluorés. Tous les gaz, à l’exception des plus simples chimiquement participent en réalité à l’effet de serre.
2Compte tenu de la croissance du commerce mondial, de 3% en 2020, le transport maritime pourrait émettre de 5 à 10% des GES mondiaux en 2050, si aucune action n’est posée.
3Si l’aspect purement déclaratif des GES peut être assez peu contraignant, il n’en va pas de même des futurs produits financiers pour lesquels les revendications d’évitements devront être prouvées, tracées et vérifiables avant de pouvoir prétendre être échangés sur le marché du carbone, qu’ils soient bénéficiaires, ou déficitaires.
4 Rapports MEPC 67 ou MEPC 75, entre autres.
5 La Commission Européenne semble, par ailleurs, plutôt favorable au modèle de l’OMI.