Par Edward Downing, Centre pour le transport maritime responsable Clear Seas
Les navires commerciaux chargés d’approvisionner les communautés éloignées de l’Est de l’Arctique canadien font face à plusieurs défis logistiques en cours de route. Cette année, la COVID-19, par la menace qu’elle a posée à la santé des équipages et des communautés nordiques, a constitué une difficulté supplémentaire avec laquelle les transporteurs de l’Arctique ont dû conjuguer.
Les transporteurs de l’Arctique dans une course contre la montre et la COVID-19
Vous avez peut-être vu ces aventuriers des temps modernes chargés d’approvisionner les communautés éloignées du Grand Nord à l’émission High Arctic Haulers diffusée sur les ondes anglaises de CBC/Radio-Canada.
Les transporteurs de l’Arctique, comme ils s’appellent, bravent des voies maritimes couvertes de glace et jonglent avec les défis que posent une saison de navigation écourtée – juillet à octobre – et l’absence de ports et de quais pour le déchargement des marchandises essentielles dans les villes éloignées de l’Est de l’Arctique canadien. Tout, de la nourriture aux matériaux de construction, en passant par l’essence, les véhicules et les fournitures médicales nécessaires pour survivre au long et rude hiver au nord du 60e parallèle, est acheminé par navire. Cela représente quelque 600 000 mètres cubes de marchandises livrés chaque année. La survie même de plus de 38 000 individus issus d’une quarantaine de communautés du Nunavut et du Nunavik, d’Iqaluit à Cambridge Bay, dépend du transport maritime dans cette région de l’Arctique.
L’approvisionement du Grand Nord est une opération logistique d’envergure. Cette année, en plus des défis habituels, les transporteurs de l’Arctique ont dû faire face à une difficulté supplémentaire: la COVID-19 et la nécessité de protéger les transporteurs et les destinataires de marchandises essentielles contre ce virus mortel.
Photo de Cambridge Bay: Jane George
Une opération logistique d’envergure
Au dire de Serge Alain Le Guellec, président-directeur général de Desgagnés, la planification de la saison de réapprovisionnement du Grand Nord a été entreprise avec de nombreux intervenants au début de 2020, au pic de l’hiver arctique et alors que la pandémie émergeait en Amérique du Nord.
L’entreprise, qui célèbre son 60e anniversaire de réapprovisionnement de l’Arctique, a dû préparer dix navires – sept navires-transporteurs de marchandises et trois navires-citernes – et maintenir une communication ouverte avec les gouvernements du Nunavut au sujet de la COVID-19 en vue de la saison d’expédition débutant en juillet. « Pour les communautés du Nord, il était primordial que les navires venant du Sud et leur équipage ne soient pas des vecteurs de transmission de la COVID-19 lors des opérations d’approvisionnement », indique M. Le Guellec.
Toutes les éventualités ont été envisagées renchérit-il: « Comment évacuer un marin atteint du virus? Que faire si un cas de COVID-19 est déclaré à bord d’un navire en transit et dont l’accès à des établissements et des soins de santé est limité?
Pour être bien préparés et s’assurer que les opérations de réapprovisionnement de l’Arctique pourraient avoir lieu de façon sécuritaire et sans trop de perturbations, les gouvernements du Québec et du Nunavut ont accepté que les équipages affectés au réapprovisionnement soient testés en priorité pour la COVID-19. Avec cette mesure en place, les marins pouvaient s’isoler pendant tout juste cinq jours avant de monter à bord et poursuivre leur confinement de 14 jours sur le navire afin d’éliminer le risque de transmission.
Selon le capitaine Ivan Oxford, maître-pilote chez Desgagnés depuis maintenant huit ans, la menace engendrée par la COVID-19 a créé un environnement difficile. Avec un équipage qui travaille dans des quartiers rapprochés, il était primordial de ne pas répéter l’épisode des navires de croisière et des CHSLD survenu au début de la pandémie.
Il était essentiel que le navire ne devienne pas un incubateur pour le virus et que celui-ci ne se propage pas dans les communautés inuites où les ressources médicales sont limitées.
Lors de la première vague de la pandémie, de nouveaux enjeux et dangers ont surgi; notamment, de jeunes débardeurs qui se montraient peu disposés à suivre les bonnes mesures de prévention, faisant ainsi courir un risque à l’équipage du capitaine Oxford.
À cela s’ajoutent les restrictions qui empêchaient les équipages de voir leurs familles avant le départ, et le fait que le test de dépistage de la COVID-19 est invasif et souvent douloureux. « Mais l’équipage comprenait l’importance de la démarche entreprise pour protéger les communautés du Nord », souligne le capitaine Oxford.
La glace : un ennemi familier dans les mers de l’Arctique
Malgré les nouvelles préoccupations soulevées par la pandémie, le capitaine Oxford et son équipe font face, chaque saison, à des dangers qui n’ont rien à voir avec la COVID-19 : les eaux glacées de l’Arctique. Aux commandes du Miena Desgagnés, le plus récent navire de la flotte de Desgagnés qui assure le transport de 12 000 tonnes de marchandises et qui est blindé pour affronter les pires conditions de glace, capitaine Oxford sait que tout est une question de gestion du risque. Mais le risque attribuable à la glace est redoutable.
La glace prend de nombreuses formes; se déplacer à travers elle est un exercice complexe, surtout lorsque les navires transitent près de la rive ou à la noirceur, luttant contre de forts courants et marées, sans services de pilotage et avec un accès limité aux prévisions météorologiques.
Les marins de l’Arctique savent que le centre de Services de communications et de trafic maritime de la Garde côtière canadienne, qui fournit des services d’urgence, veille sur eux et n’est qu’à un appel près. « La météo est imprévisible et peut changer en un rien de temps », souligne Neil O’Rourke, le commissaire adjoint de la région de l’Arctique au sein de la Garde côtière canadienne. Les navires ont accès à huit brise-glace de même qu’à des ressources aériennes et satellites prêts à être déployés. Sans ce soutien, les transporteurs de l’Arctique seraient incapables de faire leur travail et les communautés nordiques qu’ils desservent pourraient être confrontées à un désastre humanitaire.
Des conditions très dures, mais un travail qui en vaut la peine
Les conditions difficiles pourraient miner le moral d’un équipage peu dévoué. Lors de la crise économique de 2008, la période d’emploi a été réduite, passant des quatre ou cinq mois habituels à seulement trois mois, diminuant considérablement les revenus réalisés par les marins. Le capitaine Oxford souligne que c’est parce qu’ils savent qu’ils contribuent à une noble cause que les membres de l’équipage reviennent d’année en année. « Je pense pouvoir affirmer qu’ils éprouvent beaucoup de satisfaction à la fin de la saison lorsque le travail est bien fait », dit-il.
Un travail bien fait : « C’est notre planche de salut »
Il a fallu la coordination méticuleuse de l’industrie maritime, de Transports Canada, de la Garde côtière canadienne, de la province du Québec et des gouvernements régionaux du Nunavik et du Nunavut pour maintenir cette planche de salut. Jusqu’à présent, la coordination a porté fruit : aucun membre d’équipage à bord des navires de Desgagnés n’a été infecté par la COVID-19. Selon le gouvernement du Nunavut, à la fin septembre, seulement deux cas confirmés de COVID-19 ont été recensés dans la région, lesquels se limitaient à la mine aurifère d’Hope Bay, dans l’ouest du Nunavut. La saison de réapprovisionnement a pris fin plus tôt qu’à l’habitude pour le navire du capitaine Oxford en raison d’une saison minière écourtée, mais certains navires poursuivront leurs activités jusqu’au retour de la glace, à la fin octobre.
Pour les habitants et les entreprises de l’Arctique, c’est leur survie qui en dépend. John Jacobsen, le président et chef de la direction de Tower Group of Companies – une entreprise familiale de construction située à Iqaluit et exploitée depuis plus de 70 ans – ne saurait mieux dire : « Sans le transport maritime, rien de ce que nous faisons ne serait possible et nous ferions faillite. Le transport maritime constitue notre ligne de ravitaillement. En l’absence des transporteurs de l’Arctique, nous ne pourrions pas faire ce que nous faisons. »
La plus grande récompense est résumée par M. Le Guellec. « Imaginez un instant que vous vivez au Nunavut et que vous ayez commandé une voiture ou un vélo il y a un an », évoque-t-il. « Vous voyez le navire approcher à l’horizon et savez que votre nouveau camion ou que le vélo de votre enfant est à bord de ce navire. Vous devriez voir les visages des communautés nordiques quand on leur livre leurs marchandises. Leurs sourires suffisent à rendre nos marins fiers. »
Edward Downing est le directeur des communications du Centre pour le transport maritime responsable Clear Seas. Serge Alain Le Guellec siège sur le conseil d’administration de l’organisation et le capitaine Ivan Oxford est membre de son comité consultatif de la recherche.